Galerie Molin Corvo présente « SOLO » une exposition personnelle de Daniele Steardo, du 12 octobre au 11 novembre 2023. Le vernissage aura lieu le jeudi 12 octobre de 18h à 21h.
UNE LONGUE SOLITUDE
Sandro Parmiggiani
C’est le corps, dans les tableaux de Daniele Steardo, qui prend la parole et soudain s’impose à notre regard. Des corps, ceux que l’artiste a représentés, qui ont la force de certaines sculptures, antiques ou modernes, où la figure humaine semble être – par sa puissance – une émanation de la Terre mère, tout comme le sont les plantes, qui dans la terre nourricière prennent racines. Ou bien ces corps de Daniele Steardo nous rappellent les figures du mythe de Mario Sironi, ou encore, et aussi bien par la différence substantielle de leur structure physique, le magnétisme des femmes peintes par Christian Schad, qui souvent semblent plongées dans un état morbide et un malaise existentiel. Ces corps bien plantés et solides, ils se dressent dans la solitude et dans la lumière comme si ne leur était point accordé la moindre chance d’établir un rapport, je ne dis pas avec la nature mais avec ce qu’il y a de plus simple et de plus essentiel alentour. Dans le silence et dans l’isolement vivent ces figures – métaphore d’une condition humaine : souvent absorbées en ellesmêmes, elles finissent par sembler étrangères au lieu où elles se trouvent. Partout des signes d’une longue solitude sont disséminés : la chaise vide éclairée par la lumière entrant par la fenêtre que l’on entrevoit en marge – dans un cadrage qui pourrait rappeler un tableau de Edward Hopper ou certaines images des films de Andrej Tarkovskij – ; les figures solitaires, assises, dont on dirait que parfois elles posent, images d’un état lointain et presque étranger au monde – dans Paris, le quatre août à dix-huit heures, la figure féminine est totalement seule avec ses pensées. Des natures mortes émane aussi une profonde solitude : les fruits qui étalent la beauté de leurs propres formes et de leurs propres couleurs sont absolument seuls, abandonnés, les cadrages visant à rendre la profondeur d’un espace où cette condition paraît encore plus lancinante. Cet état que partagent les personnes et les choses est emblématiquement représenté dans un tableau où une femme, la tête entre les mains, s’appuie sur une table offrant une coupe de fruits, avec une pomme, à l’écart, dans l’angle, et qui menace de tomber. Partout le temps est suspendu, et l’impossibilité de communiquer est palpable : l’intégration dans les lieux et les rapports sociaux est désormais révolue, et ne subsiste que la possibilité d’un recours à l’introspection, dans l’éternelle condition de ces habitants de passage dans un monde indifférent, de ces voyageurs traversant une existence où ce qui compte et perdure, et marque non seulement les caractères, mais aussi les visages et les corps, est une solitude sans issue. Les peintures de Daniele ne sont peut-être que des images intérieures ; d’ailleurs, comme Goethe l’a dit, le but « de toute activité artistique est la reproduction du monde autour de moi au travers du monde en moi« .
Bien souvent Daniele ne se contente pas de représenter minutieusement la force d’expression des visages et des extrémités des membres, c’est-à-dire ce qui dépasse du tronc, du buste humain -, mais il se plaît à fragmenter les surfaces restées à découvert, la peau que les vêtements ne masquent pas, en des formes étirées sur le côté, pour faire apparaître ce qui circule en dessous (le sang dans les veines, les nerfs et les muscles) et par ailleurs révéler un processus en devenir, suspendu de manière ambigüe entre construction et déconstruction : on pense au visage (un probable autoportrait de l’artiste) du fumeur à sa fenêtre dans Le calme plat (Bonaccia), qui semble bâti sur une accumulation et une interpénétration de sections, et à la figure de la sculpturale et séduisante Anaïs. Le même processus investit aussi les vêtements qui, de la sorte, deviennent moins révélateurs de ce qu’ils sont censés cacher – surtout lorsqu’ils adhèrent étroitement à la peau – mais bien plutôt impliqués dans un semblable processus de métamorphose en cours, presque comme s’ils étaient devenus partie intégrante du règne des vivants – pensons aux deux tableaux montrant une figure assise, assaillie par des mouches agaçantes. Le motif des plis est récurrent – reportons nous aux deux versions de Maladie d’amour, où les segmentations des habits des personnages marchant au grand air sont très recherchées, ou à Souvenir, avec le garçon qui s’amuse à tendre un lézard à un chat, puis à le lui retirer – œuvre dans laquelle cet animal est en proie à une taille à facettes déformante, tandis que l’artiste se représente, enfant, sous les traits d’un adulte (sorte de nain, donc), ou encore aux deux corps qui dorment enlacés l’un contre l’autre – comme si pour Steardo un drapé avait une double fonction : par la déformation qu’il induit, ramener la pensée vers le corps caché par les vêtements, même quand ils semblent parfois y adhérer ; dans les rythmes des segmentations, confirmer les spéculations de Gilles Deleuze, pour qui dans le drapé se niche la vérité, et que la matière a une propension autonome « à déployer ses sinuosités en long et en large« , ou de Georges Didi-Huberman qui, à partir d’une attention toute particulière accordée par Aby Warburg à une image troublante, la Nymphe ornée de drapés, accomplit une reconnaissance de ce motif jusqu’à ses déclinaisons contemporaines chez des artistes et des photographes du 20e siècle (2). Pour confirmer cette piste de lecture de son travail, n’oublions pas que Daniele Steardo a pratiqué la sculpture pendant une dizaine d’années, de la fin des années 1990 jusqu’à 2008, et réalisé des œuvres où il a fréquemment eu recours à des formes contournées, modelées comme d’amples traînes, selon une configuration ambigüe, semblable à celle d’un être vivant, avec drapés et plis.
Steardo soutient que l’expérience de la sculpture l’avait amené à se méfier de l’emploi du corps comme symbole, dans ses aspects rhétoriques – nous pensons à la « fausseté » de nombreux monuments commémoratifs – et c’est peut-être dans cette prise de conscience que se trouvent les racines de ses figures solitaires. Et il est tout aussi intéressant de réfléchir, en relation avec cette présence de facettes et de segmentations des corps et des vêtements, à une vérité : Daniele, pour réaliser un tableau, ne débute jamais par un dessin préparatoire – il est aussi très étrange qu’il commence par un travail de grandes dimensions, suivi d’un autre plus petit (cf. les deux versions de Maladie d’amour et de Le Mosche). Si nous ajoutons que la photographie n’est jamais le point de départ de ses peintures et que parfois l’artiste ait recours à des modèles, nous pouvons en conclure que ses corps tirent peut-être leur origine d’un regard sur le réel « en direct », ou d’un exercice de la mémoire ; dans les deux cas, ses figures naissent d’un processus de construction par segmentation, par « cellule ». Rien d’étonnant à ce que dans plusieurs de ses œuvres fasse irruption une sorte de lointain écho cubiste, comme dans celle intitulée signifi cativement Bivio, avec les trois visages qui nous regardent depuis des emplacements différents : un visage tri-face qui inquiète, dans une sorte de processus d’exploration totale du positionnement de la tête, que nous retrouvons d’ailleurs dans Halogène, avec le miroir qui offre un troisième point de vue sur la tête de l’artiste, et l’extraordinaire rime des trois petites tasses de café disposées à certains emplacements, sur la table et par terre.
L’autoportrait est un motif récurrent, qui resurgit dans de nombreux tableaux, de manière évidente dans Sorry, I’ve never wanted to be John Wayne, aveu d’identité, d’éducation sentimentale de la part de l’artiste en personne qui avoue avoir eu pour idole, depuis son adolescence, le personnage de Totò dans Miracolo a Milano de De Sica et Zavattini, figure bien éloignée des certitudes sur la vie de l’un des héros du western.
Nous avons précédemment eu l’occasion de faire référence à des artistes – parmi ceux que nous pourrions aussi mentionner, me viennent à l’esprit quelques suggestions de David Hockney, par exemple dans sa représentation des pousses d’herbe, et le souvenir latent d’une certaine peinture latino-américaine, comme les portraits de Diego Rivera – mais il y a un tableau très intéressant, que ce soit par la qualité de la représentation expressive ou que ce soit par le mystère qui l’entoure, et il met en évidence la profondeur du rapport qu’entretient Daniele Steardo avec l’histoire et la mémoire de la peinture. Dans Il piede dell’artista il y a l’image perturbante du tableau avec le pied qui repose sur le sol où se trouve aussi le divan où repose une femme alanguie : il s’agit d’une double citation, à partir de Il piede dell’artista de Adolph von Menzel (peintre et illustrateur de talent), au Musée de Berlin, et d’une peinture, sur le même thème, de Glenn Brown, auteur de portraits et de détails de corps qui semblent subir un processus de décomposition, et dont nous pouvons aussi nous autoriser à détourner notre regard. Daniele a prouvé qu’il connaissait toutes les déclinaisons possibles du goût dans l’histoire de la peinture, et qu’il possédait désormais une heureuse maîtrise des formes et des couleurs. En choisissant la voie ardue du métier de peintre, il était – heureusement – pleinement conscient qu’on ne saurait rompre les liens avec les instruments, avec la tradition, avec l’éthique même de la peinture.
Traduction Françoise Gaillard
LE LIEU
La Galerie Molin Corvo
16, rue des Saints-Pères
75007 Paris (France)
/ dans la cour à droite / info@molin-corvo.com